IX

Le juge Ti débusque en M. Chou un amateur d’ombrelles ; les Wo découvrent qu’on peut faire du thé une cérémonie.

 

 

Plusieurs domaines culturels étaient restés inaccessibles aux Wo tant qu’ils vivaient cantonnés dans l’enclos des barbares. Visiteur numéro deux voulait entendre des déclamations poétiques exécutées dans les règles de l’art. Il tardait à Visiteur numéro quatre d’examiner de l’orfèvrerie fine. Sans qu’on sût bien pourquoi, Visiteur numéro neuf souhaitait se renseigner sur les vêtements et accessoires féminins. Quant à Visiteur numéro dix, il se plaignait de ne jamais « se confronter au yin », le pendant féminin du yang, dans sa quête du tao.

— Ils veulent aller au bordel, conclut le secrétaire Lu.

Ti accepta de les mener au hameau du nord, le quartier des plaisirs le plus raffiné de la capitale. C’était à une demi-heure de marche, c’est-à-dire une heure quand on traînait un groupe de Wo résolus à s’arrêter devant chaque boutique un peu clinquante. Ti mit le trajet à profit pour leur expliquer la vie à la chinoise.

— Comme vous l’avez sans doute compris, notre société parfaite, ordonnée selon le vœu du Ciel, vénère les lettrés, les savants, les sages et les lauréats des concours mandarinaux. Elle méprise les guerriers, dont la violence et les excès ne sont pas en accord avec l’harmonie naturelle.

Un groupe d’officiers en uniformes étincelants traversait justement l’avenue, avec leurs casques ornés de panaches de plumes et leurs sabres longs comme le bras rangés dans des fourreaux en cuir ouvragé.

— Eux l’air important, nota Visiteur numéro huit, le maître d’armes, les yeux pleins d’envie.

— Voyez leur arrogance comme une compensation de leur peu d’importance, lui enjoignit le magistrat.

Des serveuses de l’Ouest rabattaient le client assoiffé vers les débits de vin doux, la boisson nationale des Tang. Les Wo furent captivés par leur teint de soja, leur chevelure de lin et leurs yeux couleur d’un ciel d’été.

Ils croisèrent aussi une troupe de femmes nobles à cheval, qui se rendaient à l’extérieur de la ville pour jouer au polo, une distraction importée d’Asie centrale.

Dès que M. Calebasse voyait quelque chose d’intéressant, il s’écriait : « Dessinez ça ! » et chacun tirait de sa manche un bout de papier pour en faire le croquis.

M. Chou resta collé à l’étal d’une boutique d’accessoires en papier coloré. Ils firent une halte pour regarder l’artisan confectionner ombrelles et cerfs-volants. La marchande fit la démonstration de celles-ci à l’amateur de fanfreluches :

— On l’ouvre aisément, comme ceci, vous voyez.

— Oui, moi voir, approuva-t-il en faisant tourner le manche sur son épaule.

Il en essaya plusieurs avec ravissement.

Le secrétaire Lu l’observait d’un œil circonspect. Ti lut dans ses pensées.

— Il y a des gens très bien qui collectionnent ce genre d’articles, vous savez.

— Je soupçonne ce Wo d’avoir de mauvais penchants, chuchota M. Lu.

— Ou bien c’est pire, répondit le mandarin.

Lu Wenfu demanda ce qui pouvait être pire que d’avoir de mauvais penchants.

— Je crois que Visiteur numéro neuf est une femme, dit Ti.

— Quelle indignité ! s’exclama le fonctionnaire impérial.

Il se garda dès lors d’approcher l’individu suspect, comme si on leur avait imposé quelque démon aux cornes à peine cachées par son bonnet.

— Nous allons les noyer dans une orgie permanente ! déclara-t-il. Vins, banquets, petites femmes ! Ils vont connaître l’écrasante puissance de la Chine !

Le groupe fut accueilli à la barrière du hameau par un vieillard qui semblait faire partie des meubles. Ses habits étaient élimés, ses joues creuses, Ti fut presque étonné de ne pas le voir tendre la main. Le portier en titre lui avait confié momentanément la surveillance des entrées. Ces lieux de plaisir offraient un moyen de subsistance aux plus démunis ; n’y manquaient ni les petits emplois ni les gros pourboires. Après les avoir salués et s’être présenté, M. Ma leur souhaita un bon séjour parmi les « fleurs », puis il jaugea les visiteurs avec intérêt.

— Des étrangers ? Sont-ils de l’Ouest mystérieux ?

Ti répondit qu’ils étaient de l’Est lointain. L’enthousiasme retomba d’un coup. Comme ils pénétraient à l’intérieur du quartier réservé, le mandarin les pria d’excuser le manque de curiosité de ses compatriotes pour les petites îles des mers perdues :

— Je suis navré, c’est l’Ouest mystérieux qui est à la mode.

— Nous savoir, merci, répondit M. Calebasse avec un impassible fatalisme.

En fait, l’influence des barbares occidentaux était en train de provoquer des bouleversements très nets chez les Tang. Les marchands ambulants proposaient désormais du biluo, sorte de gâteau fourré, et des galettes cuites, deux plats d’importation. S’ils restaient jusqu’à la prochaine fête publique, les Wo verraient des hommes dénudés, pieds nus, et masqués, emplir les avenues pour chanter, danser et s’asperger d’eau boueuse, une attitude exhibitionniste très éloignée de l’habituelle bonne tenue des Chinois.

M. Grain-de-riz, dont Ti avait déjà noté l’engouement pour tous les cultes, tint absolument à entrer dans une maison de thé à l’enseigne du Nénuphar Doré. Les bonzes attribuaient au Bouddha l’invention de ce breuvage. Afin de ne pas s’endormir pendant ses exercices de méditation, il se serait coupé les paupières et les aurait jetées au loin. La feuille de l’arbuste qui avait poussé au point de chute servait à la précieuse décoction.

La patronne de l’établissement leur détailla les égards dus à la noble boisson. Elle la leur servit dans une vaisselle de choix dont la matière, la couleur, la douceur au toucher, la forme précise étaient très élaborées. M. Radis nota consciencieusement sur son parchemin les vertus attribuées au thé par la médecine. M. Courge, pour être sûr de retenir tous les gestes, se mit à reproduire l’exercice avec une componction exagérée.

— Ma parole ! Il en fait une véritable cérémonie ! s’étonna la matrone.

— Oui, c’est trop, c’est vraiment trop, estima M. Lu.

Le Wo avait choisi un thé vert en poudre au goût très amer. Le breuvage était âcre, opaque et brûlant.

— Il ôte tout le plaisir qu’il y a à se désaltérer ! se plaignit le secrétaire.

Ti se leva pour aller récupérer M. Chou dans la rue. Son lot d’ombrelles sous le bras, le Wo suivait les courtisanes les mieux vêtues, tâtait les étoffes et posait des questions indiscrètes sur le prix des rubans.

Le juge leur obtint la permission de visiter les réserves d’une maison de rendez-vous. Ils y trouvèrent un assortiment de robes à la mode barbare, avec large revers, épaulettes démesurées, gros boutons sur le devant et manches étroites.

— L’honorable M. Chou désire peut-être en essayer une ? proposa Lu Wenfu avec perfidie.

L’ironie de la suggestion échappa aux Wo. Un instant plus tard, ils s’efforçaient d’enfiler les tenues cintrées. Leur préférence allait à celles qui étaient décolletées, avec un gros nœud sur le ventre et de longues manches qui touchaient presque le sol. Le travestissement fit beaucoup rire les demoiselles de l’établissement.

— Les honorables étrangers auraient meilleure allure s’ils portaient le maquillage qui va avec ! dit l’une d’elles.

Les fards blancs servaient non seulement à rehausser la beauté naturelle, mais aussi à se donner un air de l’Ouest. Après le maquillage, c’étaient les cheveux qui n’allaient plus. Un grand secret de la beauté des dames Tang leur fut alors révélé : la perruque. D’épaisses masses noires nouées en chignon ou en couettes retenues par des rubans vinrent compléter l’ensemble.

Ils entendirent de la musique qui venait de la rue. Des sociétaires de la corporation des conteurs exécutaient une pantomime en s’accompagnant d’instruments de musique. Ils faisaient partie de ces chanteurs, danseurs, musiciens et acrobates itinérants qui proposaient leurs services pour animer les lieux de plaisir de la capitale.

— Peut-être les étrangers voudront-ils nous déclamer quelque chose de leur pays, suggéra l’une des filles.

En costumes féminins bariolés et le visage fardé, les Wo improvisèrent un spectacle tragi-comique. Ils mimèrent la triste destinée d’une jeune veuve sacrifiée par son père, lequel s’était remarié avec une méchante femme du même âge qu’elle.

— Visiteur numéro neuf fait bien la jeune veuve malheureuse, persifla M. Lu.

Ti reconnut l’histoire de l’impératrice des Wo, qu’ils lui avaient racontée la nuit précédente. Il fut frappé par leur style. Leurs gestes étaient plus élégants que les cabrioles des saltimbanques. Curieusement, les luxueux costumes féminins pleins de couleurs, le peinturlurage blafard, les perruques outrées renforçaient l’intérêt de leurs évolutions. Tout cela composait un numéro original. Les habitants de Chang-an adoraient ce qui était hors du commun. On leur jeta des sapèques en criant des félicitations. Quand M. Champignon-noir exécuta, malgré sa robe, des figures de lutte très approximatives, les spectateurs éclatèrent de rire.

Le vieux M. Ma rit tant qu’il s’étouffa, devint tout bleu et s’abattit sur le sol comme une mangue trop mûre.

— Ils l’ont tué ! glapit Lu Wenfu.

Sa pire hantise venait de se concrétiser : il assistait à un incident diplomatique.

 

Diplomatie en Kimono
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